philippides 2013 - texte UN

******* Texte UN : court extrait de l’ouvrage « En l'absence de classement final : nouvelles » de Tristan Garcia.

 

Cet ouvrage peut être trouvé en librairie sous la référence suivante :

Tristan Garcia, « En l'absence de classement final : nouvelles », Paris, Gallimard, 2012, 205 pages, Collection : Blanche, prix : 17 euros 90.

 

Tristan Garcian est né en 1981 ; ancien élève de l’Ecole Normale Supérieure et titulaire d’un doctorat, Tristan Garcia est un philosophe ; il est également écrivain.

 



 

Extrait :

« Les sensations.

 

Werkneh avait été payé pour être le lièvre d’Abreham, qui visait la meilleure performance mondiale de l’année. En dépit de la différence d’âge, ils se connaissaient bien et se croisaient parfois sur la montagne Entoto, aux derniers entraînements d’avant-saison. Abreham était le numéro un éthiopien, et Werkneh lui devait le respect.

A Zurich, il faisait bon. En chambre d’appel, Werkneh avait été envahi par une forme inédite d’euphorie, indescriptible ; des jambes au cerveau, du cerveau aux jambes, il avait les sensations. Abreham, lui, était anguleux et tendu à la tombée de la nuit.

Le premier lièvre, un Ougandais, avait mené jusqu’aux six mille quatre cents, mais Werkneh piaffait d’impatience. Il était facile, détendu, et ses jambes étaient comme traversées par un fluide miraculeux qui ne rencontrait aucune résistance ; il se plaça aux avant-postes.

18’ 48’’ 46 au septième kilomètre.

Et puis les jambes l’avaient porté. Il ne menait plus le train, il laissa exploser le dernier carré d’athlètes qui le suivaient. Il n’attendit pas Abreham et il accéléra.

21’ 33’’ 36 au huitième.

Il avait l’impression d’être un pur sentiment physique dans lequel s’exprimaient sans effort le tartan sous ses pieds, la Terre, l’atmosphère – et l’univers sans fin. Ravi, Werkneh souriait ; il avait la certitude d’être devenu les jambes du monde.

20’ 18’’ 03 à un kilomètre de l’arrivée.

Toutes les perceptions alentour transitaient dans sa foulée ; il ne courait pas, il interprétait des mouvements. Il aurait pu finir fou ou devenir Dieu s’il n’avait pas vu l’horloge. Il se souvint, ralentit à peine pour terminer tout de même sous les vingt-sept minutes. Werkneh acheva la course relâchée, les bras souples, en, saluant le public clairsemé dans la nuit suisse.

Lorsque Abreham arriva derrière lui, le contrat lui revint en tête ; il tomba de haut.

« Abreham, frère, pardonne-moi… » Mais les deux autres Ethiopiens lui tournèrent le dos en l’insultant : « Tu as du sang nègre sur ta face. »

Maintenant, il attendait seul dans l’aéroport international et il savait qu’il allait être puni.

 

Il n’avait plus d’entraîneur et il avait été question qu’il rembourse la somme des paris. Il s’était enfui de la délégation d’Ethiopie avant midi. Affalé au fond d’un siège, les pieds sur son sac noir à roulettes, il palpait nerveusement l’enveloppe dans le revers de sa veste kaki trop large ; il était maigre, les jambes lourdes. Il fit un tour, passa aux toilettes s’asperger le visage et les cuisses d’eau fraîche. Il ne s’était pas rasé et ses joues, sous l’éclairage jaunâtre du miroir, lui parurent creusées par l’ombre de sa barbe naissante.

Un homme entra ; Werkneh se retourna. Il fut rassuré : c’était un Blanc qui portait une casquette de base-ball, à l’américaine.

Werkneh respira, la tête baissée. Mais dans le reflet il vit le gars, derrière lui, qui le dévisageait.

« Hé. » Il comprit. « Excusez-moi, je peux l’expliquer… J’avais les sensations… » Il le supplia et lui tendit l’enveloppe pleine de billets. Mais le type sortit de son sac de sport Adidas une batte en bois. Werkneh hurla, implora l’aide de Dieu.

L’homme le laissa en pleurs, désarticulé sur le carrelage, les tibias brisés, comme les branches d’un arbre. »

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