Philippides 2013 - Texte SEPT

Pierre Gandois, auteur Limousin originaire de LImoges et marié à une Bugeacoise, est un écrivain qui aime à raconter notre pays à travers différents contes.

 Voici celui du marathonien des bois de Chaleix et de la chasse volante  :

 

 

Le marathonien des bois de Chaleix et la chasse volante

 

Conte de Pierre Gandois

 

 

Nous sommes au mois de mai 1929, à Bugeat, et Roger était, dans  ce gros bourg du Plateau de Millevaches, une de ces personnes dont on disait : « c’est un original ». Ce jugement était empreint de beaucoup de respect, et Roger, un jeune homme d’à peine seize ans, forçait l’admiration pour le goût qu’il manifestait pour certains sports, qui étaient pourtant assez inhabituels pour cette époque.

 

En cette année 1929, dans ce bourg de Corrèze qui avait gardé beaucoup des aspects de la France rurale d’avant 1914, on pouvait entendre dire que la passion de Roger pour la course à pied faisait de lui « quelqu’un à part ». Certes, ce n’était pas le métier de Roger,- qui travaillait comme apprenti chez un patron ébéniste dans un petit atelier de menuiserie -, qui faisait jaser dans les commerces de Bugeat. De quoi parlait-on dans les boulangeries, en allant chercher le pain bis si bon à manger, sur le pouce, avec un morceau de fourme, ces deux merveilleuses nourritures, que l’on dégustait, morceau après morceau, à la pointe du couteau ? On parlait de Marcel, d’Henri, de Pierre, d’André, de Raymond, de Léon.

 

Tels étaient les prénoms de six des vingt valeureux footballeurs bugeacois des « Sang et Or » ! Ce club, l’U.S.B., l’Union Sportive Bugeacoise, avait été créé en 1926, et, trois ans plus tard, l’U.S.B. était déjà aux premières places dans le Championnat de Corrèze. A Bugeat, les matchs avaient lieu au stade de la Ganette, qui serait connu, bien des années plus tard, comme le stade Alain Mimoun. Le terrain, à cette époque, offrait aux joueurs bugeacois, et à leurs adversaires, un lieu d’évolution d’une grande beauté, avec l’espace de jeu gagné sur la pente, et environné de collines, où les plantations de résineux nouvellement faites à l’instigation de Marius Vazeilles, commençaient à dresser leurs murailles émeraude tout autour du terrain. Mais, lors des matchs du dimanche, les vingt-deux footballeurs n’avaient pas d’yeux pour les frondaisons des Bois de Chaleix tout proches, tant ils étaient concentrés sur le jeu, s’efforçant de conduire le ballon, lorsqu’ils avaient la balle, dans la direction souhaitée, et cela était rendu difficile par une particularité de ce terrain, bien étonnante.

 

En effet, la conduite de la balle n’était pas si facile que cela, car la pelouse du stade de Bugeat était, à certains moments de l’année, comme une peau de léopard, trouée par des espaces terreux où l’herbe manquait. Mais ce qui rendait ce terrain tout particulier, et qui faisait que la maîtrise du ballon était rendue difficile, c’était que l’horizontalité du terrain de football bugeacois laissait à désirer, dans la partie qui jouxtait les Bois de Chaleix. On peut dire que la pelouse penchait, en quelque sorte, à cet endroit, et cela représentait un avantage pour les joueurs locaux, plus habitués que leurs adversaires à pratiquer le football sur une pelouse bombée à l’un de ses angles. Marcel, ainsi que Pierre, étaient particulièrement habiles à manier le ballon dans cette zone du point de corner dont la convexité avait tendance à faire s’accélérer la course de la balle qui, pour ainsi dire, fuyait les pieds des joueurs, et surtout les pieds des adversaires de l’U.S.B., non habitués à un tel comportement d’un ballon de football. Et Roger faisait lui aussi partie de cette valeureuse équipe des footballeurs « Sang et Or », qui portaient des maillots rayés verticalement de larges bandes alternativement rouges et jaunes.

 

Roger, lui, tenait le poste d’arrière-gauche, et il était donc confronté à ces caprices du ballon, pendant toute une mi-temps de chaque match joué à Bugeat, mais il n’était pas malhabile dans cet exercice. Certes, Roger aimait le football, mais, à dire vrai, il y avait une épreuve sportive qui lui plaisait beaucoup plus : la course à pied, et le goût de Roger pour cette discipline était inhabituel, en ces temps-là. En 1929, pour un jeune homme, vivant à Bugeat, cette discipline de la course à pied ne pouvait être pratiquée que sur les chemins traversant les landes, qui dominaient dans les paysages de cette époque, et s’enfonçant dans les forêts, qui commençaient à se mettre en place. On ne pouvait pas pratiquer la course sur une piste cendrée à Bugeat, où il n’y avait tout simplement pas de piste d’athlétisme ! Et il n’y avait, dans le pays de Bugeat, pas d’entraîneur pour la course à pied, et pas de compétition organisée, et pas d’adversaire à qui se mesurer, et Roger savait qu’il lui aurait fallu, pour tenter de devenir un bon coureur de fond, aller s’entraîner à Brive, ou bien à Limoges, si loin de Bugeat !

 

Est-ce que le jeune homme ne rêvait pas de devenir un grand athlète, à l’image de celui qui était son modèle, Jules Ladoumègue, qui venait, l’an passé, à vingt ans, de gagner la médaille d’argent sur 1500 mètres, aux Jeux Olympiques de 1928, à Amsterdam ? Oui, bien sûr, il imaginait, dans ses rêves, d’être comme Ladoumègue, le bordelais, dont on parlait, à Bugeat, d’autant plus que Bordeaux, avec ses vins dont plusieurs familles de Bugeat faisait le négoce, n’était pas si loin que cela du gros bourg du Plateau de Millevaches, dans l’imaginaire des Bugeacois. Roger, comme d’autres copains du club de football, suivait les exploits de Ladoumègue avec attention, sur le gros poste de T.S.F., installé sur l’imposante commode qui, surmontée d’un vaisselier et de ses faïences colorées, trônait dans la grande salle commune des demeures bugeacoises. Record du monde du 3000 mètres pour le coureur bordelais ! Et il y avait le marathon !

 

Le marathon, on en parlait beaucoup moins que des courses sur piste ; il y avait cependant un français, Boughera El Ouafi, natif d’Algérie, qui avait gagné, sur cette distance de 42 kilomètres et 200 mètres (à quelques centimètres près), la médaille d’or aux Jeux Olympiques de 1928, à Amsterdam, en terminant la course en moins de 2 heures et 33 minutes. Le marathon, voilà ce qui faisait rêver Roger, cette course pareille à nulle autre, qui est autant épreuve de vie qu’épreuve de sport. Et voilà que notre arrière-gauche de l’U.S.B. avait décidé de s’entraîner sur cette distance, tout en ne partageant ce rêve de devenir un marathonien qu’avec deux ou trois camarades du club de football. Mais, pour disposer d’un parcours de plus de 42 kilomètres, à Bugeat, comment faire ?

 

Roger ne manquait ni de volonté, ni d’énergie, et il avait entrepris, avec deux ou trois footballeurs auxquels il s’était ouvert de son projet, d’étalonner, pour ainsi dire, un parcours de marathon dans les Bois de Chaleix, un circuit qui se déroulait tout au long d’une quadruple boucle du grand tour de Chaleix, avec départ et arrivée au niveau du Roc Chalard ; ce parcours empruntait la piste du haut, puis, après une longue descente, on continuait par le sentier longeant la Vézère, où l’on pouvait admirer ces lieux légendaires : la Cascade de Pierres, le Moulin Champeaux, le Bain aux Dames. Il y avait là des sites dignes d’inspirer l’imaginaire des inventeurs de contes merveilleux. Mais Roger ne pensait pas à tout cela, au beau milieu de cette nuit du jeudi 9 mai 1929, à 2 heures 10 du matin, très précisément. Deux heures du matin, c’était une drôle d’heure pour pratiquer la course à pied !

 

De fait, le jeune homme allait s’élancer, pour la première fois, pour tenter de parcourir cette distance de plus de 42 kilomètres (Roger avait calculé que c’était un kilomètre de plus que la distance, par la route, entre Bugeat et Ussel !), sur les quatre boucles du circuit pédestre de Chaleix, en 4 heures, pas une minute de plus ! Eh, bien sûr, en moins de 4 heures, si tout allait bien, mais 4 heures toutes rondes, ce serait une performance tout à fait honorable pour une première tentative sur cette distance et sur un terrain aussi accidenté. Cette nuit du jeudi, semaine après semaine, c’était en fait le moment où Roger s’entraînait à courir ; cela lui permettait de ne pas être absent à son travail, à l’atelier de menuiserie, qui se trouvait dans le bas du bourg de Bugeat, où il sciait, rabotait, ponçait, du lundi jusqu’au samedi à midi ; les samedis après-midi, il y avait entrainement de football, et puis, les dimanches, le match hebdomadaire. Mais ce jeudi 9 mai 1929 n’était pas pareil aux autres jeudis !

 

Roger était toujours seul lors de ces entraînements des jeudis, sauf en ce jeudi, où trois amis l’avaient rejoint, dans la nuit, à son invitation, sur la ligne de départ de son premier marathon, au Roc Chalard, départ qui allait avoir lieu à 2 heures 10, très précisément. Un défi ! Voilà ce qui avait poussé Roger à se lancer dans cette course insensée. Il avait parié avec ses trois copains de football qu’il allait parcourir les quatre grands tours des Bois de Chaleix, de telle sorte qu’il arriverait au Roc Chalard à 6 heures 10 (ou avant, si ses jambes le lui permettaient), car, 6 heures 10, c’est l’heure à laquelle allait se lever le soleil, ce jour-là. Si les trois amis de Roger le voyait arriver à son but avant le lever du soleil, avant que le haut du Roc Chalard ne reçoive le premier rayon de soleil, et ne soit éclairé par le disque solaire incandescent qui allait apparaître à l’orient, au-dessus du Puy de Bugeat, là-bas, à l’est si le jeune coureur arrivait avant que l’on ne voit le soleil, eh bien, ce serait partie gagnée !

 

Pas d’enjeu dans ce pari, si ce n’est l’immense joie de réaliser ce projet, qui le faisait tant rêver, et le plaisir de partager cette joie avec ses trois copains de Bugeat ! Et voilà, il était 2 heures 10, et Roger s’était élancé dans la nuit, et il avait pu voir, au moment où il longeait la Vézère, un rayon de lune qui atteignait la surface ondoyante de la rivière, en se diffractant, et, maintenant, il s’enfonçait, tout au long d’une longue montée, dans la profonde obscurité des sous-bois. Une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, Roger avait entamé cette pente, et le jeune coureur avait presque fini de parcourir, par quatre fois, la grande boucle de plus de 10 kilomètres, et il en était maintenant à aborder les derniers kilomètres de sa longue chevauchée, les deux derniers kilomètres, très exactement, et Roger calculait, dans sa tête, qu’il avait besoin de 12 minutes pour rejoindre le Roc Chalard. Douze minutes !

 

Le soleil allait se montrer sur la ligne d’arrivée à 6 heures 10, et Roger consulta sa montre : il était 6 heures et 4 minutes ! Perdu ! Le pari était perdu ! Dans 6 minutes, à 6 heures 10, Roger n’aurait parcouru qu’un seul kilomètre, et il serait encore à un kilomètre du Roc Chalard où l’attendaient ses trois amis, et, à 6 heures 10, le soleil, surgissant au-dessus des collines, illuminerait la ligne d’arrivée ! Et c’est à ce moment-là, alors que le jeune coureur approchait du Bain aux Dames, et qu’il allait être 6 heures 10, que se produisit un double évènement merveilleux, qui est resté à jamais présent à la mémoire de Roger, et qu’il a raconté bien longtemps plus tard, ce qui fait que l’on peut faire aujourd’hui le récit de ce moment deux fois magique.

 

La chasse volante ! C’était la chasse volante qui se manifestait là, ce jeudi 9 mai 1929, entre 6 heures 4 et 6 heures 10 du matin, dans les Bois de Chaleix, au- dessus de la tête du jeune coureur, Roger, qui attaquait le dernier kilomètre de son marathon. La chasse volante, on sait ce que c’est, et Roger avait entendu cela rapporté par son grand-père, le Piarou, et cela se passait, cette nuit-là, exactement comme le Piarou le racontait. Roger avait vu une énorme rafale de vent balayer les Bois de Chaleix, et soulever la surface de la Vézère en vagues écumantes, et il avait entendu au-dessus de lui comme les aboiements furieux d’une meute de chiens lancée à la poursuite d’on ne sait quel gibier, et il avait cru sentir dans son cou comme le souffle chaud et humide d’un immense cheval galopant dans les airs. Et, à 6 heures 10, très exactement, tout cela s’était arrêté, d’un coup !

 

Il restait à Roger un bon kilomètre à parcourir, et il se produisit, à ce moment-là, un second évènement prodigieux : il était plus de 6 heures 10, et le soleil ne s’était pas levé ! Le jeune homme apprit bien plus tard que la terre avait connu une éclipse totale de soleil, ce jour-là, le jeudi 9 mai 1929, à 6 heures 10 du matin, une éclipse qui avait duré 6 minutes et 10 secondes. Un peu avant 6 heures 16, Roger était arrivé au terme de sa course, quelques instants avant que le soleil ne réapparaisse derrière le cercle lunaire qui occultait son éclat, se montrant dans toute son ardeur printanière, et Roger, ayant terminé sa course avant que le soleil n’éclaire le Roc Chalard, avait relevé le défi qu’il s’était lancé à lui-même. On entendit, ce matin-là, au bord de la Vézère, à Bugeat, à la Ganette, les applaudissements des trois amis du jeune coureur, applaudissements dont on a pu entendre les échos, pendant un instant, au-dessus de la rivière, qui était, en ce début de journée, recouverte d’un fin brouillard vers lequel Roger, que ses immenses efforts semblaient avoir laissé comme reposé, avait tourné le regard.

 

Les applaudissements de ce début de matinée bugeacoise du mois de mai 1929, Roger en a parlé bien plus tard, racontant qu’ils avaient été présents tout au long de sa belle carrière de coureur de 5000 mètres, et il disait que c’étaient ces applaudissements-là qu’il entendait encore, très distinctement, des années plus tard, lorsqu’il était, sur les podiums des grandes compétitions d’athlétisme, acclamés, pour ses victoires, par des foules immenses.

 

 

 

 

 

 

 

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